Vieilles pierres et mémoire vivante : l'origine des granges et bergeries du Haut-Languedoc

28 juin 2025

Des témoins omniprésents dans le paysage


Marcher autour de La Salvetat-sur-Agout, c’est croiser à chaque détour ces silhouettes familières : pans de murs moussus, toits de lauzes dont il ne reste que la charpente, encadrements de portes fatigués par les vents du montagne. Parfois restaurées, souvent englouties par les fougères et les pins, ces granges et bergeries ponctuent les estives et les vallons depuis des siècles. Leur omniprésence pose question : pourquoi sont-elles aussi nombreuses, parfois sur des terres aujourd’hui désertées ?

Des terres d’altitude façonnées par l’élevage


La Salvetat-sur-Agout appartient aux hauts plateaux du parc naturel régional du Haut-Languedoc, à cheval entre passé méridional et influences montagnardes. Dès le Moyen Âge, l’économie de ces contrées se structure autour du pastoralisme. Les terres caillouteuses et acides n’autorisent ni grandes cultures céréalières ni vignobles ; le bétail, principalement brebis et vaches, devient la richesse du pays (Parc naturel régional du Haut-Languedoc).

  • Au XIXe siècle, sur le seul canton de La Salvetat, on comptait environ 25 000 têtes de bétail (source : Archives départementales de l’Hérault, recensements agricoles de 1846-1876).
  • La transhumance : Les troupeaux montaient en estive à partir de mai, redescendant à l’automne : il fallait de nombreux abris disséminés pour les hommes et les bêtes.

Chaque mas, chaque hameau, chaque section de montée possédait donc sa grange pour stocker foin et outils, sa bergerie pour mettre les bêtes à l’abri du brouillard ou des orages. Cette densité résulte d’une mosaïque de petites propriétés, la règle locale jusqu’au milieu du XXe siècle.

Typologie : grange, bergerie, jasse…


Si le langage local parle à tort de « grange » pour tout abri de pierre, il faut nuancer :

  • La grange : destinée au stockage du foin, de la paille, des céréales modestes (seigle, avoine), essentielle à l’autonomie hivernale de chaque famille.
  • La bergerie (« jas », « boria », « borie » selon les secteurs) : dédiée à l’abri du troupeau, souvent partagée entre plusieurs éleveurs.
  • Le clédier : petite construction sèche pour stocker les châtaignes, autre ressource importante de la montagne. Détails architecturaux : murs en schiste, toits en lauze, ouvertures minimisées pour retenir la chaleur, parfois avec salle de traite attenante.

L’évolution architecturale

Jusqu’au XVIII siècle, la plupart de ces bâtis sont faits sans mortier (technique du « mourgues »), parfois couverts de genêts tressés. Les campagnes du XIXe siècle voient l’apparition de toitures plus solides, l’introduction de la tuile en brique là où la lauze venait à manquer (Inventaire du Patrimoine Occitanie).

Un héritage des droits d’usage collectifs


La densité et la répartition des granges tiennent aussi à l’histoire des droits ruraux :

  • Les « communaux » : Les forêts et les pâtures appartenaient souvent à la communauté villageoise jusqu’au morcellement du XIXe siècle. Chaque famille pouvait y construire son abri temporaire après déclaration aux consuls du village.
  • Les « sections » : Certaines terres restent la propriété d’associations foncières aujourd’hui encore, d’où la continuité des usages.
  • Des statuts particuliers, comme les « biens sectionaux » de La Salvetat, expliquent la permanence de ces écarts d’habitat et l’abondance de ces constructions (voir Bulletin de la Société archéologique de Béziers).

La mosaïque parcellaire, cause de la multiplication


Contrairement aux vastes exploitations céréalières du Lauragais ou aux domaines viticoles du Bas-Languedoc, ici, la montagne a été subdivisée pendant des siècles :

  • Le partage entre héritiers : Le morcellement des terres à chaque génération impose des abris pour chaque parcelle exploitée.
  • La dispersion des prairies : On utilisait chaque lopin de terre, même éloigné du village, pour constituer le foin d’hiver. D’où la nécessité de construire « au plus près du champ ».
  • La polyculture-élevage : Châtaigneraies, potagers, prairies, pacages : autant de micro-exploitations, chacune nécessitant son bâti.

Au total, il n’est pas rare que sur un espace de 500 hectares on compte plus de 120 granges, parfois à moins de 200 mètres les unes des autres (source : recensement IGN 1973, actualisé par le Parc du Haut-Languedoc en 2018).

Anecdotes et économie humaine : une vie de saison


Nombre de ces bâtis étaient occupés sans discontinuer dès la fonte des neiges. Jusqu’à la fin des années 1950, il n’était pas rare que les familles du village déménagent sur la montagne à la belle saison (la « remue »), vivant « en grange » d’avril à septembre. Les enfants faisaient l’école buissonnière, les veillées rythmaient les fenaisons, les tablées se faisaient au rythme des partages de four.

  • La grange-cuisine : On y trouvait parfois un four à pain improvisé, ou une souche transformée en évier provisoire, selon les témoignages recueillis lors de l’enquête orale menée par le Parc du Haut-Languedoc en 1998.
  • L’agro-pastoralisme féminisé : Lorsque les hommes partaient en « grand travail » (maçonnerie à Marseille, charbonnage, etc.), les femmes et enfants devenaient les gardiens du troupeau.
  • Des lieux de sociabilité : Rivalités et entraides s’exacerbaient autour de l’entretien des toitures ou de la surveillance nocturne lors des vêlages difficiles.

Le recul agricole depuis les années 1960


À partir des années 1960, l’exode rural, la mécanisation puis la recomposition des fermes entraînent l’abandon progressif de nombre de ces granges, devenues obsolètes ou redondantes.

  1. Baisse du cheptel : D’environ 45 000 ovins dans l’Hérault en 1950, on tombe à moins de 10 000 en 2020 à l’échelle de l’ex-région Languedoc-Roussillon (source : Chambre d’Agriculture de l’Hérault, Bilan Ovin).
  2. Disparition de la polyactivité : La concentration des exploitations réduit le besoin en bâtiments dispersés.
  3. Reprise de la forêt : 60 % des terrains de l’arrondissement de Lodève sont aujourd’hui couverts de jeunes forêts naturelles, engloutissant les granges dans la végétation.

Un patrimoine en quête de sens : restauration, réutilisation, valorisation


Pourtant, loin de n’être que traces du passé, granges et bergeries revivent parfois :

  • Gîtes et cabanes pastorales : de plus en plus de granges sont restaurées en hébergements ruraux ou abris pour randonneurs sur le GR7 et le Sentier Cathare.
  • Ateliers d’artisans : La réhabilitation à l’ancienne attire aussi des céramistes, menuisiers, apiculteurs.
  • Sensibilisation : Visites guidées, sentiers d’interprétation, comme celui de la Ferme de Dausse, expliquent aux visiteurs la logique de ce paysage (Office de tourisme de La Salvetat).
  • Préservation : L’inscription de certaines bergeries comme « éléments du petit patrimoine rural » auprès de la Fondation du Patrimoine (ex. la grange de Combe-Grosse, labellisée en 2016).

Observer et comprendre : une incitation à la (re)découverte


Chaque pierre abandonnée est le fruit de ceux qui ont « tiré parti » de terres réputées ingrates. Apercevoir depuis un chemin un pan de mur, écouter le récit d’un ancien sur la « vie d’en haut », c’est lire une histoire largement effacée par la forêt mais encore palpable : celle d’une autonomie conquise de haute lutte, d’une adaptation patiente à la rudesse du climat et du relief, et d’une gestion collective rare en France méditerranéenne.

S’arrêter devant ces bâtis, c’est donc faire bien plus qu’une halte : c’est s’ancrer, le temps d’une promenade, dans la grande histoire du Haut-Languedoc, et pourquoi pas, envisager un autre rapport au territoire. La carte des bergeries et granges de la région reste à explorer, et chaque ruine restaurée invite à un nouveau chapitre, à écrire ensemble.

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